01/03/2025 journal-neo.su  8min #270293

La Turquie propose un nouveau projet de « Palestine indépendante »

 Alexandr Svaranc,

Les résultats du dernier conflit militaire israélo-arabe restent incertains. La Turquie mène une diplomatie active en avançant de nouvelles propositions pour un règlement politique de la question palestinienne. Où peuvent mener les idées d'Ahmet Davutoglu ?

Le président Recep Tayyip Erdogan, après avoir observé un mois de silence depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza, a pris position en faveur des Palestiniens. La Turquie a soutenu l'offensive du Hamas contre Israël, qualifiant cette action de lutte légitime du peuple palestinien, déclenchée par la politique d'apartheid du régime sioniste.

La Turquie tente de contrer la décision américano-israélienne sur l'avenir de Gaza
Ankara plaide pour la création d'un État palestinien indépendant, conformément à  la résolution 242 de l'ONU du 22 novembre 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale et le contrôle d'un des lieux saints de l'islam, la mosquée Al-Aqsa. Suivant sa stratégie nationale de renforcement du statut mondial de la Turquie, la diplomatie turque a proposé d'obtenir un mandat international en tant que garant de la sécurité de la Palestine.

Bien entendu, cette perspective est inacceptable pour Israël et son allié stratégique, les États-Unis. Autrement, en près de 60 ans depuis l'adoption de la résolution onusienne de 1967, la Palestine aurait déjà accédé au statut d'État indépendant. Tel-Aviv refuse tout morcellement d'un territoire israélien déjà limité en superficie, au profit d'une Palestine qui contrôlerait la Cisjordanie, la bande de Gaza et une partie de Jérusalem. Les Israéliens estiment injuste la création de 22 États arabes face à un Israël minuscule, s'appuient sur une légitimité historique remontant à 2000 ans et, surtout, misent sur leur force militaire ainsi que sur le puissant soutien des pays occidentaux, sous la direction des États-Unis et de la diaspora juive mondiale.

Face aux propositions diplomatiques turques, Israël a répondu par une guerre d'une violence extrême, détruisant massivement l'infrastructure sociale de la bande de Gaza et causant de lourdes pertes humaines parmi les Arabes (environ 47 000 morts). Avec le soutien des États-Unis, les services de renseignement et l'armée israélienne ont porté des frappes dévastatrices contre les forces pro-palestiniennes au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen et en Iran. De plus, la bande de Gaza, située au sud d'Israël, dispose d'un accès direct à la mer Méditerranée, ce qui confère une importance stratégique majeure à ses infrastructures portuaires. Ces installations pourraient jouer un rôle clé dans les corridors de transport internationaux reliant l'Asie à l'Europe, ce qui renforce encore le refus catégorique des dirigeants sionistes d'accorder un avenir aux Palestiniens à Gaza.

Israël, en misant sur une guerre brutale et destructrice, poursuit un objectif d'épuration ethnique sous couvert de lutte contre le Hamas, qualifié d'organisation terroriste. Tel-Aviv ne prévoit pas de reconstruire l'infrastructure sociale de Gaza pour permettre aux Palestiniens d'y vivre. Au contraire, il exerce une pression directe sur la nouvelle administration du président américain Donald Trump afin d'obtenir son soutien à un plan de déportation des Palestiniens vers divers pays arabes, islamiques et non islamiques.

Le ministère israélien des Affaires étrangères a à plusieurs reprises interpellé les pays critiquant la politique israélienne - l'accusant d'agression et même de génocide - en leur demandant d'accueillir deux millions de Palestiniens de Gaza.  Parmi ces pays figurent notamment la Turquie, l'Irlande, l'Espagne, l'Arabie saoudite, la Jordanie, l'Égypte, le Maroc, le Canada et d'autres.

Cependant, l'idée même d'une déportation ethnique sous prétexte d'une catastrophe économique à Gaza  est rejetée par les Palestiniens et par la majorité des pays du monde. Seuls Israël et les États-Unis, avec le silence complice du Royaume-Uni, la soutiennent. Donald Trump, comprenant parfaitement la motivation politique d'Israël, tente de transformer cette initiative illégale en opportunité commerciale. Il présente Gaza comme un vaste bien immobilier devenu inhabitable à cause de la guerre et nécessitant une longue période de reconstruction sous la supervision et le contrôle des États-Unis pour être transformée en zone stable.

Les États-Unis font pression sur l'Indonésie, la Jordanie, l'Égypte et d'autres pays musulmans pour qu'ils acceptent d'accueillir les réfugiés palestiniens de Gaza, sous peine de voir leur soutien économique et politique réduit. N'est-ce pas là une forme de chantage ? Il semble que celui qui détient la force impose sa loi.

La Turquie ne peut ignorer une telle déclaration publique du dirigeant américain. Avant son voyage en Malaisie, Recep Tayyip Erdogan a qualifié le plan de Trump sur Gaza d'inacceptable et de conséquence directe des pressions sionistes.  Ankara rejette toute tentative d'épuration ethnique à Gaza et toute initiative visant à priver les Palestiniens de leur terre historique.

Par ailleurs, le 12 février, l'ancien ministre des Affaires étrangères et ex-Premier ministre turc,  Ahmet Davutoglu, principal architecte de la doctrine néo-ottomane, a pris la parole devant le Parlement turc. Il a déclaré que « en tant que Turc et citoyen de l'Empire ottoman », il proposait, en réponse au plan de déportation de Donald Trump, que les habitants de Gaza « organisent un référendum et rejoignent la République de Turquie en tant que région autonome, en attendant la création d'un État palestinien indépendant ».

Cette déclaration du politicien turc ajoute un nouvel élément aux perspectives déjà incertaines de la bande de Gaza.

Une possible escalade militaire entre la Turquie et Israël

Bien sûr, Ahmet Davutoglu n'est ni président ni même ministre des Affaires étrangères de la Turquie. Sa déclaration ne reflète pas la position officielle d'Ankara. Mais comment Davutoglu envisage-t-il d'organiser un référendum dans une bande de Gaza dévastée et sous le feu de l'armée israélienne ? Benjamin Netanyahou menace à nouveau le Hamas de reprendre les hostilités en cas de violations jugées inacceptables du cessez-le-feu. Si la question des otages risque déjà de déclencher une nouvelle escalade, que pourrait alors provoquer une tentative de référendum en faveur de la Turquie ?

Si l'armée turque entrait à Gaza et en prenait le contrôle, elle pourrait alors garantir la tenue d'un référendum ainsi qu'une solution jugée acceptable. Mais la Turquie s'est limitée à une rhétorique diplomatique.

Cependant, en tenant compte de l'expérience turque remontant à plus de 50 ans - lors de l'occupation de la partie nord de l'île de Chypre dans le cadre de l'opération amphibie baptisée « Attila » en juillet 1974 - on peut théoriquement supposer que l'état-major des forces armées turques serait capable de concevoir une opération similaire contre Israël. Cela pourrait transformer les menaces verbales d'Erdogan sur une « invasion nocturne » en une réalité dans la bande de Gaza. Mais en histoire, toute comparaison a ses limites.

L'Israël de 2025 n'a rien à voir avec Chypre et la Grèce de 1974. Pour la Turquie, toute tentative d'invasion de Gaza pourrait avoir des conséquences désastreuses, entraînant une perte de territoires importants dans le sud-est, le nord-est et l'ouest du pays, au profit des Kurdes, des Arméniens et des Grecs, avec la complicité des États-Unis. Israël, quant à lui, dispose d'un arsenal militaire suffisant pour déjouer les plans du commandement turc et bénéficierait d'un puissant soutien militaire de la part des États-Unis et du Royaume-Uni.

Enfin, même en imaginant la possibilité d'un référendum à Gaza et la transformation de cette région en un territoire autonome au sein de la Turquie, dans quelle mesure les Arabes peuvent-ils faire confiance aux Turcs quant à leur volonté réelle de créer une Palestine indépendante, alors que les Arméniens, eux, ont subi un génocide et une déportation massive, et que les Kurdes restent encore aujourd'hui la cible de l'agression turque ?

Davutoglu est l'auteur de la doctrine du néo-ottomanisme, et non du néo-démocratisme. La Turquie considère la Palestine, tout comme la Syrie, comme des fragments de l'ancien Empire ottoman, dont la nostalgie continue d'agiter l'élite politique turque. Si la Turquie se soucie tant de la Palestine et plus particulièrement de la bande de Gaza, pourquoi n'a-t-elle pas apporté un soutien militaire aux Arabes lors de la dernière guerre, à l'instar de l'Iran ?

Recep Tayyip Erdogan se présente comme un leader de grande envergure, capable d'atteindre les plus hauts sommets de la diplomatie internationale. Certes, le soutien légitime de la Turquie aux Palestiniens face aux politiques d'apartheid et de génocide suscite le respect. Toutefois, les tentatives d'Ankara d'attiser les tensions militaires au Moyen-Orient, avec Gaza et la Syrie comme épicentres, pourraient se retourner contre elle et entraîner une déstabilisation de la Turquie elle-même.

Alexandr Svaranc - docteur des sciences politiques, professeur

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